Guide pour comprendre et aider une victime de violences sexuelles
Vous lisez ce guide parce que quelqu'un qui compte pour vous a été victime de violences sexuelles. Ou peut-être suspectez-vous que ce soit le cas. Vous voulez aider, mais vous vous sentez démuni·e, maladroit·e, perdu·e.
Ce guide n'est pas une liste de platitudes sur l'écoute et la bienveillance. C'est un véritable manuel pour comprendre ce qui se passe dans la tête et le corps d'une victime, pourquoi elle/il réagit comme elle/il réagit, et comment vous pouvez réellement l'aider - ou au minimum, ne pas aggraver sa souffrance.
Parce que soyons honnêtes : avec la meilleure volonté du monde, on peut faire des dégâts.
Première partie : Déconstruire tout ce que vous croyez savoir
L'image fausse que nous avons tous
Fermez les yeux. Imaginez une victime de viol.
Vous avez probablement visualisé une jeune femme, agressée par un inconnu, la nuit, dans un endroit isolé. Elle crie, se débat, porte des traces de coups. Elle court immédiatement au commissariat, en larmes.
Cette image est fausse dans 90% des cas.
La réalité :
- L'agresseur est connu dans 91% des cas : conjoint, ex, ami, collègue, membre de la famille
- Il n'y a pas forcément de violence physique visible : la sidération paralyse la victime
- La victime peut mettre des jours, des mois, des années à réaliser qu'il s'agissait d'une agression
- Les victimes ne sont pas que des femmes : hommes, enfants, personnes âgées, personnes handicapées
- La victime peut continuer à voir son agresseur, lui sourire, lui parler normalement
Si vous gardez en tête l'image hollywoodienne de l'agression, vous allez passer à côté de la réalité de votre proche. Pire, vous risquez de douter d'elle/lui.
Le mythe du "comportement normal" d'une victime
"Mais elle/il n'avait pas l'air traumatisée..." "Elle/Il continue à aller au travail comme si de rien n'était..." "Elle/Il est même retournée le voir après..."
Il n'existe pas de "bon" comportement de victime. Certaines s'effondrent immédiatement. D'autres fonctionnent en pilote automatique pendant des mois. Certaines deviennent hyperactives. D'autres se figent.
Les comportements qui vous semblent "illogiques" :
- Minimiser ou nier l'agression ("C'était pas si grave")
- Protéger l'agresseur.se ("Il ne voulait pas me faire de mal")
- Se sentir coupable ("J'aurais dû dire non plus fort")
- Continuer une relation avec l'agresseur.se
- Rire ou plaisanter sur ce qui s'est passé
- Ne montrer aucune émotion
- Avoir des comportements sexuels à risque après l'agression
- Oublier complètement l'événement (amnésie traumatique)
Tous ces comportements sont normaux. Ils sont des mécanismes de survie psychologique. Les juger, c'est ajouter de la souffrance.
Votre propre déni : le miroir déformant
Quand quelqu'un vous révèle avoir été victime, votre premier réflexe mental - même si vous ne le dites pas - pourrait être :
"Est-ce que c'est vraiment ce qui s'est passé ?" "Elle/Il exagère peut-être..." "Elle/Il a mal interprété..."
Ce doute n'est pas de la méchanceté. C'est votre cerveau qui se protège. Accepter qu'une violence sexuelle a eu lieu, c'est accepter que :
- Le monde n'est pas sûr
- Les gens qu'on aime peuvent être des agresseurs
- Ça pourrait vous arriver aussi
- Vous n'avez pas su protéger votre proche
Votre déni est compréhensible, mais il est toxique pour la victime. Elle a déjà suffisamment de doutes. Si vous en ajoutez, vous devenez partie du problème.
Deuxième partie : Comprendre le cerveau traumatisé
La sidération : quand le cerveau disjoncte
"Pourquoi elle/il n'a pas crié ?" "Pourquoi elle/il ne s'est pas défendu ?"
La sidération, c'est un court-circuit du cerveau face à un danger extrême. Le cortex préfrontal (celui qui réfléchit et prend des décisions) se déconnecte. La victime devient incapable de bouger, de parler, parfois même de penser.
C'est un mécanisme de survie ancestral. Face à un prédateur, parfois, faire le mort est la meilleure option. Notre cerveau reptilien n'a pas évolué pour comprendre la différence entre un tigre à dents de sabre et un agresseur sexuel.
Concrètement : La victime n'a pas "laissé faire". Son cerveau l'a paralysée pour la protéger. C'est involontaire, incontrôlable, et ça peut sauver la vie.
Votre rôle : Ne JAMAIS questionner pourquoi elle/il n'a pas réagi. Expliquez-lui plutôt que la sidération est normale, que c'est son cerveau qui l'a protégé.e comme il pouvait.
La dissociation : le mode survie du cerveau
Après l'agression, beaucoup de victimes vivent en mode "dissocié". C'est comme si une vitre invisible s'était installée entre elles et le monde.
Les signes de dissociation :
- Regard vide, absent
- Voix monocorde, sans émotion
- Mouvements mécaniques, robotiques
- Oublis fréquents, confusion
- Sensation que rien n'est réel
- Incapacité à ressentir (ni joie, ni tristesse, ni colère)
- Comportements à risque sans conscience du danger
Ce qui se passe dans le cerveau : Pour survivre à l'horreur, le cerveau a appris à "débrancher" les émotions et les sensations. C'est une anesthésie psychologique.
Le piège : Une victime dissociée peut avoir l'air d'aller bien. Elle fonctionne, travaille, sourit même. Mais à l'intérieur, c'est le vide. Ne vous fiez pas aux apparences.
Votre rôle :
- Aidez-la à revenir dans le présent (parlez-lui, proposez une boisson chaude, une couverture...)
- Ne la forcez pas à "ressentir" si elle n'est pas prête
- Acceptez qu'elle puisse raconter des choses horribles sans émotion
La mémoire traumatique : le disque rayé du cerveau
La mémoire traumatique, ce n'est pas un souvenir normal. C'est un fragment du trauma qui n'a pas pu être "digéré" par le cerveau et qui revient en boucle.
Comment ça se manifeste :
- Flashbacks : revivre l'agression comme si elle se produisait maintenant
- Cauchemars répétitifs
- Réactions disproportionnées à des stimuli anodins (une odeur, un son, un geste)
- Sensations corporelles inexpliquées (douleur, nausée, paralysie)
- Phrases ou images qui s'imposent
Le déclencheur peut être invisible pour vous. Une chanson, une couleur de vêtement, une façon de parler. Soudain, la victime est projetée dans l'agression.
Ce que vous voyez : Elle/Il se fige, panique, pleure "sans raison", fuit, devient agressif.ve.
Ce qu'elle/il vit : Elle/Il est en train de revivre l'agression. Son corps ne fait pas la différence entre le souvenir et la réalité.
Votre rôle :
- Rappelez-lui où elle/il est, quelle date on est, qu'elle/il est en sécurité
- Ne la/le touchez pas sans prévenir (le contact peut aggraver)
- Parlez calmement, répétez des phrases rassurantes
- Ne minimisez pas ("C'est fini, c'est du passé"), reconnaissez sa détresse
L'amnésie traumatique : les trous de mémoire protecteurs
"Mais tu m'avais dit que..." "Tu changes de version..." "Rappelle-toi, c'était..."
40% des victimes de violences sexuelles dans l'enfance ont une amnésie complète des faits. Elles peuvent se souvenir de tout sauf de ça. Ou n'avoir que des fragments incohérents.
Pourquoi le cerveau efface :
- Pour permettre la survie psychologique
- Pour maintenir l'attachement (si l'agresseur est un proche)
- Parce que l'information était trop violente pour être traitée
Les souvenirs peuvent revenir : Des années plus tard, déclenchés par un événement, une thérapie, une autre agression. C'est déstabilisant pour la victime... et pour vous.
Votre rôle :
- Ne remettez JAMAIS en cause la parole de la victime parce qu'elle/il a des trous de mémoire
- N'essayez pas de "l'aider à se souvenir" en posant mille questions
- Acceptez que son récit puisse évoluer au fur et à mesure que sa mémoire se reconstruit
Troisième partie : Les erreurs que même les personnes bien intentionnées commettent
L'enquêteur amateur : quand vos questions blessent
Vous voulez comprendre. C'est normal. Alors vous posez des questions. Beaucoup de questions.
"C'était où exactement ?" "Tu portais quoi ?" "Vous aviez bu ?" "Mais pourquoi tu es restée ?" "Tu es sûre que c'était pas un malentendu ?"
Chaque question peut être vécue comme une remise en cause. La victime a déjà ces questions en boucle dans sa tête. Si vous les posez aussi, vous confirmez ses doutes : "Peut-être que c'est vraiment ma faute."
Les questions particulièrement destructrices :
- Tout ce qui commence par "Pourquoi tu n'as pas..." (sous-entendu : tu aurais dû)
- Les détails sur les circonstances (sous-entendu : tu l'as cherché)
- Les questions sur l'agresseur positives (sous-entendu : il n'est pas si mal)
- Les demandes de précisions chronologiques (sous-entendu : ton récit n'est pas crédible)
Ce qu'il faut faire à la place :
- "Raconte-moi ce que tu veux, à ton rythme"
- "Tu n'es pas obligée de tout me dire"
- "Je te crois"
- Si vous avez vraiment besoin d'une info, expliquez pourquoi : "Je te demande ça pour savoir comment t'aider, pas pour juger"
Le sauveur : quand votre aide étouffe
Vous voulez la/le protéger. Alors vous prenez les choses en main.
"Je vais l'appeler et lui dire ce que je pense" "On va porter plainte tout de suite" "Tu ne retournes plus là-bas" "Je vais tout raconter à la famille" "Donne-moi son numéro, je vais régler ça"
Le problème : L'agression a déjà privé la victime de son pouvoir de décision. Si vous décidez à sa place, vous reproduisez le schéma.
Ce dont elle a besoin : Reprendre le contrôle de sa vie. Faire ses propres choix. Même si ces choix vous semblent mauvais.
La bonne approche :
- "Qu'est-ce que tu voudrais faire ?"
- "Comment je peux t'aider ?"
- "C'est toi qui décides, je te soutiens quelle que soit ta décision"
- "On avance à ton rythme"
Le philosophe : quand vos conseils tombent à côté
"Il faut pardonner pour avancer" "Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort" "C'était peut-être une leçon de vie" "Tout arrive pour une raison" "Le temps guérit toutes les blessures"
Stop. Ces phrases, même bien intentionnées, sont violentes. Elles minimisent le trauma, culpabilisent la victime (si elle ne va pas mieux, c'est qu'elle/il ne fait pas assez d'efforts), et nient la réalité de sa souffrance.
Ce qu'elle entend :
- "Ta souffrance n'est pas légitime"
- "Tu devrais déjà aller mieux"
- "C'est de ta faute si tu n'arrives pas à passer à autre chose"
- "Au fond, c'était pas si grave"
Ce qu'il faut dire à la place :
- "C'est normal que ce soit dur"
- "Tu prends le temps qu'il te faut"
- "Ta colère est légitime"
- "Tu n'as rien à te reprocher"
Le comparateur : la souffrance n'est pas une compétition
"Au moins, tu n'as pas été..." "D'autres ont vécu pire" "Moi aussi j'ai vécu quelque chose de difficile..." "Ma cousine a été violée et elle s'en est sortie"
Comparer les traumas, c'est nier la souffrance unique de chaque personne. Ce n'est pas parce que d'autres ont vécu "pire" que sa douleur est moins réelle.
Raconter votre propre trauma peut parfois aider (elle se sent moins seule), mais peut aussi :
- Détourner l'attention d'elle/de lui vers vous
- L'obliger à vous consoler
- Minimiser son vécu ("Tout le monde vit ça")
- La faire culpabiliser de ne pas s'en sortir aussi bien
La règle : C'est son moment. Si elle/il vous demande si vous avez vécu quelque chose de similaire, répondez brièvement et recentrez sur elle/lui.
Le positiviste : l'optimisme toxique
"Allez, souris !" "Il faut voir le bon côté des choses" "Tu es une survivante, une warrior !" "Concentre-toi sur le positif" "Au moins maintenant tu es plus forte"
La positivité forcée nie le droit d'aller mal. Elle/Il doit sourire pour vous rassurer, vous protéger de sa détresse.
Le problème de la rhétorique de la "survivante forte" :
- Elle/Il ne se sent pas forte, elle/il se sent brisée
- Elle/Il doit porter un masque supplémentaire
- Si elle/il craque, elle/il a l'impression d'échouer
- Sa vulnérabilité devient honteuse
Ce qu'il faut permettre :
- La tristesse
- La colère
- Le désespoir
- La faiblesse
- Les rechutes
Elle n'a pas à être inspirante. Elle a le droit d'aller mal.
Quatrième partie : Ce dont elle a vraiment besoin (et c'est plus simple que vous ne pensez)
La validation : le pouvoir de trois mots
Les trois mots les plus puissants : "Je te crois."
Pas "Je te crois mais..." Pas "Je te crois si..." Juste "Je te crois."
Pourquoi c'est si important : La victime doute déjà d'elle-même. L'agresseur lui a peut-être dit que personne ne la croirait. La société lui renvoie qu'elle/il exagère. Si vous, vous la/le croyez sans condition, vous brisez ce cercle.
Autres phrases de validation essentielles :
- "Ce n'est pas ta faute"
- "Ta réaction est normale"
- "Tu as fait ce que tu pouvais"
- "C'est lui/elle le/la seul·e responsable"
- "Tu mérites d'être respecté·e"
Répétez-les. Souvent. Même si elle/il ne semble pas les entendre. Elles s'impriment petit à petit.
La constance : être le rocher dans la tempête
Les victimes vivent des montagnes russes émotionnelles. Un jour, elles vont bien. Le lendemain, elles s'effondrent. Elles peuvent vous repousser, puis avoir désespérément besoin de vous.
Ce dont elles ont besoin : savoir que vous serez toujours là.
- Ne disparaissez pas parce que c'est "trop dur"
- Ne vous vexez pas si elle vous repousse
- Continuez à envoyer des messages même sans réponse
- Respectez ses limites tout en restant disponible
Messages à envoyer régulièrement :
- "Je pense à toi"
- "Pas besoin de répondre, je voulais juste te dire que je suis là"
- "Quand tu veux, je suis disponible"
- "Aucune pression, juste de l'amour"
L'aide pratique : les gestes concrets qui changent tout
Parfois, elle n'a pas la force de demander. Proposez concrètement :
Pour le quotidien :
- "Je fais des courses, tu as besoin de quelque chose ?"
- "Je peux venir faire du ménage/la lessive"
- "J'ai cuisiné en trop, je t'apporte une portion ?"
- "Tu veux que j'aille chercher les enfants ?"
Pour les démarches :
- "Tu veux que je t'accompagne au commissariat/tribunal/médecin ?"
- "Je peux t'aider à chercher un·e psy spécialisé·e"
- "Tu veux que je garde les documents/preuves chez moi ?"
- "Je peux appeler pour prendre les rendez-vous si c'est trop dur"
Pour la sécurité :
- "Tu veux dormir chez moi ?"
- "Je peux venir dormir chez toi si tu as peur"
- "On peut établir un code si tu es en danger"
- "Tu veux qu'on change les serrures ?"
Important : Proposez, n'imposez pas. Si elle refuse, respectez et reproposez plus tard.
Le respect du rythme : la patience infinie
Elle/Il va peut-être :
- Mettre des mois à vous raconter
- Changer d'avis sur le dépôt de plainte dix fois
- Retourner avec son agresseur
- Minimiser puis réaliser la gravité
- Aller mieux puis rechuter
- Vous raconter par fragments décousus
Votre rôle : accepter son rythme sans jugement.
Ne dites pas :
- "Il faut que tu prennes une décision"
- "Tu m'avais dit que..."
- "Ça fait X mois maintenant..."
- "Tu tournes en rond"
Dites plutôt :
- "Prends ton temps"
- "C'est normal d'hésiter"
- "Les rechutes font partie du processus"
- "Tu avances à ton rythme et c'est parfait"
Cinquième partie : Les situations spécifiques qui demandent une vigilance particulière
Quand l'agresseur est quelqu'un que vous connaissez aussi
C'est le cas le plus fréquent et le plus complexe. L'agresseur est votre ami, votre frère, votre père, votre collègue.
Votre cerveau va résister :
- "Impossible, je le/la connais"
- "Il y a forcément un malentendu"
- "Elle/Il doit exagérer"
- "Mais c'est un bon père/mari/ami"
La réalité difficile : Les agresseurs.ses ne sont pas des monstres identifiables. Ils/Elles sont souvent charmant.e.s, serviables, apprécié.e.s. C'est justement ça qui leur permet d'agresser en toute impunité.
Le dilemme moral : Vous vous sentez déchiré·e. Comment choisir entre deux personnes que vous aimez ?
Ce qu'il faut comprendre :
- Croire la victime n'est pas "trahir" l'agresseur
- Vous pouvez avoir de la compassion pour l'agresseur.se tout en soutenant la victime
- Votre priorité doit être la personne vulnérable, blessée
- Rester neutre, c'est de facto choisir le camp du plus fort
Si vous ne pouvez vraiment pas choisir : Éloignez-vous. Mais ne faites pas semblant que tout va bien. La victime le vivra comme une trahison immense.
Quand c'est votre enfant
Découvrir que votre enfant a été victime est probablement une des pires douleurs. Votre instinct parental hurle. Attention : vos réactions peuvent aider ou détruire.
Les réflexes dangereux :
- Pleurer devant l'enfant (il se sentira coupable de votre douleur)
- Entrer dans une rage incontrôlable (il aura peur de vous)
- Interroger sans cesse (il se fermera)
- Changer radicalement de comportement (il pensera qu'il est "cassé")
- Nier ou minimiser (pour vous protéger de la douleur)
Ce dont l'enfant a besoin :
- Que vous restiez son parent solide et rassurant
- Que sa vie garde une structure normale
- Que vous ne le regardiez pas différemment
- Que vous gériez VOS émotions ailleurs (thérapeute, ami, conjoint)
Les phrases essentielles :
- "Ce n'est pas ta faute"
- "Tu as bien fait de me le dire"
- "Je vais te protéger"
- "Tu es toujours mon enfant merveilleux"
- "On va traverser ça ensemble"
Erreur fatale : Forcer l'enfant à affronter l'agresseur, à témoigner, à "régler ça". Respectez son rythme, même si ça vous tue.
Quand elle reste avec/retourne vers son agresseur
C'est le plus dur à comprendre et accepter. Elle/Il retourne vivre avec son mari/femme violent.e. Elle/Il continue à voir son père incestueux. Elle/Il reprend contact avec son ex agresseur/se.
Pourquoi elle y retourne :
- L'emprise psychologique (comme une secte)
- Le trauma bonding (lien traumatique avec l'agresseur)
- La dépendance financière/administrative
- La peur des représailles
- Pour protéger les enfants (paradoxalement)
- L'amnésie traumatique (elle "oublie" la gravité)
- L'espoir qu'il change
- La culpabilité ("C'est ma faute, je dois réparer")
Ce qui NE marche PAS :
- L'ultimatum ("C'est lui/elle ou moi")
- La culpabilisation ("Tu penses aux enfants ?")
- La logique ("Tu vois bien qu'il/elle recommence")
- Couper les ponts (elle sera encore plus isolée)
Ce qui peut marcher :
- Rester présent·e sans condition
- Lui rappeler régulièrement qu'elle mérite mieux (sans forcer)
- Établir un plan de sécurité pour quand elle/il sera prêt.e
- Lui donner des informations sur l'emprise, le cycle de la violence
- Être là à chaque fois qu'elle part, sans reproches quand elle revient
Statistique importante : Une femme fait en moyenne 7 tentatives avant de quitter définitivement un conjoint violent. Chaque tentative est une étape nécessaire.
Quand vous suspectez mais qu'elle nie
Votre intuition hurle. Les signes sont là. Mais elle nie, minimise, détourne le sujet.
Les signes qui peuvent alerter :
- Changement brutal de comportement
- Peur disproportionnée d'une personne
- Régression (enfant qui refait pipi au lit, adulte qui redevient enfantine)
- Hypersexualisation ou au contraire phobie du contact
- Automutilation, troubles alimentaires
- Phrases étranges ("Il m'apprend des choses", "C'est notre secret")
Ce qu'il NE faut PAS faire :
- Forcer la parole
- Confronter l'agresseur suspecté (danger pour la victime)
- Faire votre enquête dans son dos
- La harceler de questions
Ce que vous pouvez faire :
- Créer des espaces de parole sans pression
- Dire régulièrement "Si un jour tu veux parler de quelque chose, je suis là"
- Donner de l'information générale ("Tu sais que personne n'a le droit de...")
- Rester vigilant·e et disponible
- Noter vos observations (dates, faits) au cas où
Si c'est un enfant : Vous avez l'obligation légale de signaler. Même un doute. Le signalement n'est pas une accusation, c'est une demande de vérification.
Sixième partie : Prendre soin de vous pour mieux aider
Le traumatisme secondaire : quand la souffrance déteint
Accompagner une victime, c'est éprouvant. Vous pouvez développer un "traumatisme vicariant" : des symptômes similaires à ceux de la victime, juste en étant exposé·e à son récit.
Les signes que vous êtes affecté·e :
- Cauchemars sur ce qu'elle/il a vécu
- Hypervigilance (vous voyez des agresseurs.ses partout)
- Colère permanente
- Sentiment d'impuissance écrasant
- Cynisme, perte de foi en l'humanité
- Culpabilité de ne pas avoir protégé
- Obsession de "réparer"
C'est normal. Ça ne fait pas de vous quelqu'un de faible.
Vos propres traumatismes qui remontent
L'histoire de votre proche peut réveiller vos propres blessures. Des souvenirs enfouis remontent. Des traumatismes que vous pensiez "réglés" ressurgissent.
Ce qui peut se passer :
- Vous réalisez que vous aussi avez été victime
- Vous revivez votre propre trauma
- Vous projetez votre histoire sur la sienne
- Vous êtes paralysé·e par vos propres émotions
Important : Vous avez le droit d'avoir besoin d'aide vous aussi. Consulter un·e thérapeute ne vous rend pas moins capable d'aider. Au contraire.
Poser vos limites : l'oxygène d'abord pour vous
Dans l'avion, on vous dit de mettre votre masque d'abord. C'est pareil ici. Si vous vous noyez, vous ne pouvez sauver personne.
Les limites saines :
- "Je suis disponible entre telle et telle heure"
- "J'ai besoin de quelques jours pour digérer"
- "Je ne peux pas être ton seul soutien"
- "Cette partie est trop dure pour moi"
- "J'ai besoin qu'on parle aussi d'autre chose parfois"
Ce n'est pas de l'abandon. C'est de la préservation pour pouvoir tenir dans la durée.
Votre réseau de soutien
Vous ne pouvez pas porter ça seul·e. Vous avez besoin :
D'un confident : Quelqu'un à qui parler de VOTRE vécu d'accompagnant (sans trahir les secrets de la victime)
D'un professionnel : Un·e thérapeute pour vous aider à gérer vos émotions
D'espaces de respiration : Des moments où vous n'êtes pas l'accompagnant, où vous pouvez juste être vous
D'information : Lire, vous former sur le trauma vous aidera à comprendre et à vous sentir moins impuissant
Septième partie : Le long chemin vers la reconstruction
Les phases du processus (qui ne sont pas linéaires)
Phase 1 : Le déni "Ce n'était pas si grave", "C'était un malentendu" → Votre rôle : Ne pas forcer la prise de conscience. Plantez des graines.
Phase 2 : La réalisation L'horreur de ce qui s'est passé devient réelle. → Votre rôle : Contenir l'effondrement. Rappeler que survivre est possible.
Phase 3 : La colère Contre l'agresseur.se, le monde, elle-même, vous parfois. → Votre rôle : Valider cette colère. Elle est saine et nécessaire.
Phase 4 : La négociation "Si j'avais fait différemment...", "Peut-être que si je lui pardonne..." → Votre rôle : Rappeler doucement que la responsabilité est celle de l'agresseur.
Phase 5 : La tristesse profonde Le deuil de ce qui a été perdu. → Votre rôle : Permettre cette tristesse. Ne pas vouloir la "réparer" trop vite.
Phase 6 : L'intégration Le trauma fait partie de l'histoire mais ne la définit plus. → Votre rôle : Célébrer les victoires, même minuscules.
Important : Ces phases se mélangent, reviennent, partent. C'est un processus en spirale, pas une ligne droite.
Les rechutes : partie normale du processus
Elle/Il allait mieux. Elle souriait à nouveau. Et puis, rechute brutale. Retour à la case départ, pensez-vous.
Faux. Les rechutes font partie intégrante de la guérison. Elles peuvent être déclenchées par :
- Une date anniversaire
- Un lieu, une odeur, une chanson
- Un événement (mariage, naissance...)
- Une actualité sur les violences
- Rien du tout
Ce qu'il faut dire :
- "C'est normal, tu n'as pas reculé"
- "C'est ton cerveau qui traite, à son rythme"
- "Tu as déjà traversé ça, tu peux le retraverser"
- "Je suis toujours là"
Les petites victoires invisibles
La reconstruction, ce n'est pas spectaculaire. C'est fait de micro-victoires que vous devez apprendre à voir et célébrer :
- Elle/Il a dormi une nuit complète
- Elle/Il a ri spontanément
- Elle/Il a dit non à quelque chose
- Elle/Il est sortie de chez elle/lui
- Elle/Il a mangé un repas complet
- Elle/Il a pris une douche
- Elle/Il a répondu au téléphone
- Elle/Il a regardé un film jusqu'au bout
- Elle/Il n'a pas pensé à l'agression pendant une heure
Votre rôle : remarquer et valoriser ces "petits" moments qui sont en fait immenses.
La question du pardon : un sujet miné
"Tu devrais pardonner pour avancer" "Le pardon, c'est pour toi, pas pour lui" "Sans pardon, tu resteras bloquée"
Stop. Le pardon n'est pas obligatoire. Il n'est pas nécessaire à la guérison. Parfois, il est même nocif.
La vérité sur le pardon :
- Certaines victimes se reconstruisent sans jamais pardonner
- D'autres pardonnent et ça les aide
- D'autres encore pardonnent trop vite et ça les empêche de guérir
- Le pardon ne peut pas être forcé ou chronométré
Si elle/il veut pardonner : Soutenez-la/le, même si vous ne comprenez pas.
Si elle/il ne veut pas pardonner : Soutenez-la/le, c'est son droit le plus strict.
Dans tous les cas : Le pardon (ou non) est SON choix, pas le vôtre.
Huitième partie : Les mots qui tuent et ceux qui sauvent
Le dictionnaire de ce qu'il ne faut JAMAIS dire
❌ "Tourne la page" → Elle/il ne peut pas juste "tourner la page" sur un traumatisme
❌ "D'autres ont vécu pire" → La souffrance n'est pas une compétition
❌ "Ça fait X temps maintenant..." → Il n'y a pas de délai pour guérir
❌ "Tu es sûre que c'était pas consenti ?" → Si elle/il vous le dit, c'est que non
❌ "Mais c'est ton père/mari/ami..." → Justement. C'est ça qui rend la trahison insupportable
❌ "Tu aurais dû..." → Elle/Il a fait ce qu'elle pouvait pour survivre
❌ "Pourquoi tu ne m'as rien dit avant ?" → Parce que c'est terrifiant de parler
❌ "Il faut pardonner" → Non, il ne "faut" rien du tout
❌ "Au moins tu n'es pas tombée enceinte/tu n'as pas le sida/tu es vivante" → Ces "au moins" minimisent sa souffrance
❌ "Qu'est-ce que tu faisais là-bas ?" → Sous-entendu : c'est ta faute
❌ "Tu avais bu ?" → L'alcool n'est pas un permis de violer
❌ "Il a peut-être mal compris" → Non. Le consentement, ça ne se "comprend pas mal"
Les phrases qui peuvent sauver
✅ "Je te crois" → Les mots les plus puissants
✅ "Ce n'est pas ta faute" → À répéter, encore et encore
✅ "Tu es courageux.se" → Survivre demande un courage immense
✅ "Comment puis-je t'aider ?" → Lui redonner le contrôle
✅ "Tu prends le temps qu'il te faut" → Enlever la pression temporelle
✅ "Ta colère est légitime" → Valider ses émotions "négatives"
✅ "Tu n'es pas seul.e" → Briser l'isolement
✅ "Tu es toujours la même personne pour moi" → Elle/Il a peur d'être défini.e par son trauma
✅ "C'est normal de ne pas aller bien" → Autoriser la souffrance
✅ "Je suis fière de toi" → Reconnaître sa force
✅ "Tu mérites d'être respecté.e" → Reconstruire l'estime de soi
✅ "Merci de me faire confiance" → Honorer le courage de parler
Neuvième partie : Accompagner sans s'épuiser
La métaphore du marathon
Accompagner une victime, ce n'est pas un sprint. C'est un marathon. Peut-être même un ultra-trail. Si vous partez trop vite, vous ne tiendrez pas.
Conseil de marathonien :
- Gardez votre rythme, pas celui des autres
- Hydratez-vous (métaphore : ressourcez-vous)
- Acceptez les moments de faiblesse
- Avancez pas à pas, sans regarder la ligne d'arrivée
- Faites des pauses aux ravitaillements
- N'ayez pas honte de marcher parfois
Les signaux que vous en faites trop
- Vous pensez à elle/lui constamment
- Vous ne dormez plus
- Vous annulez vos propres activités pour être disponible
- Vous vous sentez responsable de sa guérison
- Vous êtes en colère qu'elle n'aille pas "mieux"
- Vous n'avez plus d'espace mental pour autre chose
- Votre propre santé mentale se dégrade
- Vous commencez à lui en vouloir
Si vous cochez plusieurs cases : il est temps de revoir votre approche.
La différence entre aider et sauver
Aider :
- Être présent·e
- Offrir des options
- Respecter ses choix
- Accepter vos limites
- Partager la charge avec d'autres
Sauver :
- Vouloir tout réparer
- Décider à sa place
- Sacrifier votre vie pour elle
- Être son unique soutien
- Mesurer votre valeur à sa guérison
Le piège du sauveur : Vous devenez indispensable. Elle devient dépendante. Personne ne guérit.
Construire une équipe de soutien
Elle ne devrait pas dépendre d'une seule personne. Vous non plus. Identifiez :
Pour elle/lui :
- Un·e thérapeute spécialisé·e
- Un·e médecin de confiance
- Une association de victimes
- D'autres proches soutenants
- Un·e avocat·e si nécessaire
Pour vous :
- Votre propre thérapeute
- Un·e ami·e à qui parler
- Un groupe de soutien pour les proches
- Des activités qui vous ressourcent
L'idée : Créer un filet de sécurité, pas une béquille unique.
Dernière partie : Le message essentiel
Ce que vous devez retenir si vous n'avez retenu qu'une chose
Si tout ce guide devait se résumer en quelques points :
- Croyez-la/le. Sans condition, sans réserve, sans enquête.
- Ce n'est pas sa faute. Jamais. Peu importe les circonstances.
- Ses réactions sont normales. Même celles qui vous semblent folles.
- Vous ne pouvez pas la réparer. Vous pouvez juste l'accompagner pendant qu'elle/il se répare.
- Prenez soin de vous. Vous ne pouvez pas donner ce que vous n'avez pas.
La plus grande erreur et le plus beau cadeau
La plus grande erreur : Penser que vous savez mieux qu'elle ce dont elle/il a besoin.
Le plus beau cadeau : Votre présence constante, sans jugement, sans condition.
Pour finir : votre rôle est immense
En lisant ce guide, en cherchant à comprendre, en voulant bien faire, vous êtes déjà extraordinaire. Beaucoup fuient. Beaucoup nient. Beaucoup blessent sans le vouloir.
Vous, vous êtes là. Vous cherchez. Vous apprenez.
Votre rôle dans sa reconstruction est immense. Pas parce que vous allez la sauver - elle/il seul.e peut le faire. Mais parce que vous allez lui montrer que tous les humains ne sont pas des agresseurs.ses. Que la confiance est possible. Que l'amour existe sans violence.
Vous n'allez pas toujours bien faire. Vous allez dire des maladresses. Vous allez parfois être dépassé·e, agacé·e, épuisé·e. C'est normal. Vous êtes humain·e.
Ce qui compte, c'est que vous restiez. Que vous appreniez de vos erreurs. Que vous continuiez à essayer.
Un jour, elle/il ira mieux. Pas grâce à vous, mais aussi grâce à vous. Grâce à votre présence dans les moments les plus sombres. Grâce à votre foi en sa capacité de s'en sortir quand elle/lui-même n'y croyait plus.
Ce jour-là, vous réaliserez que vous n'avez pas juste aidé quelqu'un à survivre à un traumatisme.
Vous avez participé à l'une des plus belles formes de résistance qui existe : refuser que la violence ait le dernier mot.
Merci d'être là. Merci de ne pas détourner le regard. Merci d'apprendre pour mieux accompagner.
Votre proche a de la chance de vous avoir.
Et rappelez-vous : c'est en étant simplement humain·e, avec vos forces et vos failles, que vous l'aiderez le mieux.
Ce guide a été écrit pour vous qui voulez aider sans blesser. Il ne remplace pas une formation professionnelle, mais j'espère qu'il vous donnera des clés pour accompagner au mieux. N'oubliez pas : chercher à comprendre et à bien faire, c'est déjà énorme. Soyez indulgent·e avec vous-même dans ce chemin difficile.